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Redessiner le partage des données de vie réelle avec la Blockchain

« [La blockchain] est une technologie compliquée et dont les acteurs de santé n’ont pas forcément compris tout le potentiel. Nous voulons justement démontrer […] que la blockchain fonctionne quand on travaille sur les usages ! » Nesrine Benyahia, Directrice Générale de DrData

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L’accès aux données de santé de vie réelle devient un enjeu de plus en plus important pour les entreprises pharmaceutiques, une acquisition facilitée de ces données pourrait accélérer et rendre moins couteux le développement de nouveaux médicaments. Après avoir explicité les pratiques d’acquisition de données dans l’industrie pharmaceutique, et les initiatives actuelles visant à les faciliter, cet article s’intéressera dans un second temps aux projets d’utilisation de la Blockchain dans les échanges, la monétisation et la sécurisation de ces si précieuses données.

Utilisation des données de vie réelle par l’Industrie Pharmaceutique, où en est-on ?

Selon la définition communément admise, les données de vie réelle sont des données qui ne sont pas collectées dans un cadre expérimental et sans intervention sur les modalités usuelles de prise en charge des patients, l’objectif étant ainsi de refléter la pratique courante du soin. Ces données peuvent parfois compléter les données issues d’essais cliniques randomisés et contrôlés – qui ont l’inconvénient de n’être vraies que dans le cadre très limité des essais cliniques. L’utilisation des données de vie réelle est appelée à se développer de plus en plus pour deux raisons essentielles. Premièrement, des outils technologiques nouveaux permettent de les récolter (dispositifs médicaux connectés par exemple) quand d’autres permettent de les analyser (data science, text-mining ces forums de patients, exploitation de la littérature grise, etc). Deuxièmement, nous observons depuis quelques années désormais une évolution réglementaire qui permet de plus en plus des accès précoces et des preuves cliniques sur des effectifs faibles (notamment dans le cas d’essais sur des médicaments contre le cancer) et qui tend ainsi à déplacer le curseur de la preuve vers les données de vie réelle.

Les utilisations des données de vie réelle sont variées et concernent le développement de nouveaux médicaments – afin notamment de définir de nouveaux algorithmes de prise en charge, ou de découvrir des besoins médicaux non couverts à travers l’analyse des bases de données – mais aussi le suivi de produits déjà sur le marché – nous pouvons citer à ce titre plusieurs cas d’usage comme la surveillance de la sécurité et de l’usage, l’accès au marché avec la prise en charge financière sous conditions ou le paiement à la performance. Ces données peuvent à la fois permettre d’éclairer les décisions des autorités de santé mais également les décisions stratégiques des industriels du médicament.

L’acquisition et l’exploitation actuelle des données de vie réelle : Les sources de données sont très variées, avec des degrés de maturité et de disponibilité variables, ainsi que des procédures d’accès variables. Certaines de ces données sont issues directement du soin, comme les données des bases médico-administratives ou encore les données des systèmes d’information hospitaliers, quand d’autres sont produites directement par les patients, à travers des réseaux sociaux, des applications de gestion des thérapeutiques et encore des dispositifs médicaux connectés. L’accès à ces données pour les industriels du médicament se fait suivant des modalités variées. Comme beaucoup d’autres pays, la France a œuvré ces dernières années à mettre en place des mesures organisationnelles et réglementaires afin de faciliter l’accès à ces données de vie réelle, à organiser leur recueil et leur exploitation avec notamment la création du Health Data Hub. Cependant, à ce jour, dans le contexte français et européen, aucune plateforme ne permet aux patients d’avoir accès de l’intégralité de leurs données de santé et d’en disposer librement pour participer à tel ou tel projet de recherche.

Imaginer un système décentralisé de partage des données de santé, les premiers pas :

Pour rappel, la blockchain est une technologie cryptographique développée à la fin des années 2000 permettant de stocker, d’authentifier et de transmettre des informations de manière décentralisée (sans intermédiaire ni tiers de confiance), transparente et hautement sécurisée. Pour davantage d’informations à propos du fonctionnement de la Blockchain, nous vous invitons à vous reporter à notre précédent article traitant de cette technologie : « Blockchain, Applications mobiles : la technologie permettra-t-elle de résoudre le problème des médicaments contrefaits ? ». Ainsi que nous l’expliquions déjà dans cet article, la toute jeune technologie Blockchain a jusqu’à présent principalement exprimé son potentiel dans le domaine des crypto-monnaies, mais il est possible d’imaginer des usages dans de très nombreux autres champs d’application.

Ainsi, plusieurs équipes de recherche travaillent sur la manière dont cette technologie pourrait potentiellement répondre aux grands défis de confidentialité, d’interopérabilité, d’intégrité et d’accessibilité sécurisée – entre autres – posés par le partage des données de santé.

Ces équipes de recherche académiques ont imaginé des blockchains permettant de réunir différents acteurs : les services de soins, les patients, les utilisateurs de données (qui peuvent être les patients eux-mêmes ou d’autres organismes producteurs de soins.) Ces systèmes ne prévoient pas l’accès aux données par des tiers (industriels par exemple), ils ont pour seuls objectifs d’améliorer la qualité du soin et d’offrir aux patients une plateforme regroupant leurs données de santé fragmentées : aux USA, les données sont silotées du fait de l’organisation du système de santé ; en France, si la Sécurité Sociale a un rôle centralisateur, le service « Mon Espace Santé » permettant aux patients d’accéder à la totalité de leurs données et descendant du Dossier Médical Partagé, tarde à se mettre en place.

Ces projets académiques proposent d’une part, de stocker les informations médicales sur une blockchain privée – et d’autres part d’opérer des Smart Contracts ayant différents usages. Les Smart Contracts sont des équivalents informatiques des contrats traditionnels, ils leur sont cependant différents car leur exécution ne nécessite ni tiers de confiance ni intervention humaine (ils s’exécutent lorsque les conditions prévues par le code informatique sont réunies). Dans ces propositions de systèmes de partage des données de vie réelle, ils permettent notamment d’authentifier l’identité des utilisateurs, de garantir l’intégrité des données, leur confidentialité et la flexibilité de leur accès (les personnes non-autorisées ne peuvent accéder aux données des patients).

En dépit de leurs qualités théoriques, ces projets académiques n’intègrent pas la possibilité pour les patients d’ouvrir l’accès à leurs données à des projets de recherche. Dans la dernière partie de cette article, nous allons passer en revue deux exemple de start-up cherchant à répondre à cette problématique en utilisant la Blockchain.

Exemple de deux projets blockchain permettant aux patients de partager leurs données de santé :

Embleema est une start-up qui propose une plateforme sur laquelle des patients peuvent télécharger leurs données de santé – allant de leur génome complet aux résultats de leurs examens médicaux, en passant par des données issues de dispositifs médicaux connectés. Parallèlement à cela, des entreprises pharmaceutiques peuvent exprimer des besoins, un algorithme de la plateforme va alors sélectionner les patients qui pourraient correspondre à ce besoin, par leur pathologie ou par les traitements qui leur sont prescrits. Il leur sera alors proposé de signer un document de recueil de consentement pour participer à une étude observationnelle, en échange de quoi ils seront rémunérés (aux USA) ou pourront choisir une association de patients qui bénéficiera d’un financement (en France). Les données produites par les patients sont stockées sur les serveurs centralisés d’hébergeurs spécialisés en données de santé et seuls les industriels qui les ont achetées y ont accès. La blockchain Ethereum et son système de smart contracts interviennent dans le modèle d’Embleema uniquement pour attester la conformité et organiser le partage des documents relatifs à l’étude (recueil du consentement du patient, etc). On peut donc s’interroger sur la valeur ajoutée de la Blockchain dans ce modèle. Ces documents n’auraient-ils pas pu être stockés sur des serveurs centralisés ? Et les actions déclenchées par les smart contracts réalisées à partir de base de données centralisées, Embleema agissant comme un tiers de confiance ? Quelle est la part d’utilisation marketing du terme Blockchain dans ce modèle ? En tout cas, la plateforme Patient Truth développée par Embleema a le grand mérite de proposer un modèle dans lequel les patients ont le contrôle de leurs données de santé et le choix de s’impliquer dans tel ou tel projet de recherche académique ou industriel.

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La deuxième société à laquelle nous allons nous intéresser dans cet article est MedicalVeda, une start-up canadienne dans laquelle la blockchain tient une place plus centrale, avec notamment le lancement d’une token ERC-20 (une cryptomonnaie standard utilisant la blockchain Ethereum, pouvant être programmée pour participer à un Smart Contract). Le fonctionnement de cette entreprise qui cherche à résoudre plusieurs problèmes à la fois – en ce qui concerne l’accès aux données de santé par les industries de la santé mais également à propos de l’accès aux soins côté patient – est assez complexe et conceptuel et nous allons tenter de le vulgariser au maximum. La proposition de valeur de MedicalVeda repose sur plusieurs produits :

  • Le VEDA Health Portal, qui est une plateforme visant à centraliser les données de santé d’un patient, au profit des soignants et de programmes de recherche de l’industrie pharmaceutique auxquels le patient peut décider de donner accès. De manière similaire aux projets précédemment cités dans cet article, l’objectif est de vaincre le défi du silotage de données. Les données sont sécurisées par une blockchain privée.
  • La Medical Veda Data Market Place qui a pour objectif de mettre directement en relation les patients et les industriels du médicament en fonction de leurs besoins. Les transactions se font à l’aide de la blockchain et sont rétribuées en crypto-monnaies.
  • Deux autres produits sont à mentionner : le MVeda token, qui est la cryptomonnaie de la plateforme de vente des données, qui permet de rétribuer les patients, et Medfi Veda, un système de finance décentralisée permettant aux patients américains d’emprunter de l’argent pour financer des interventions médicales en mettant en collatérale leurs jetons de crypto monnaie MVeda. Ce système de prêt à collatéral est classique dans la finance décentralisée mais il faut reconnaître que les détails du système développé par MVeda restent obscurs. L’objectif du système étant d’une certaine manière de permettre aux patients de mettre en collatéral leurs données de santé afin de faciliter leur accès aux soins.
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En conclusion, la Blockchain est une technologie encore jeune qui a connu un très grand intérêt dans le monde de la santé en 2018 avant de se tarir progressivement depuis, en raison principalement d’une mauvaise compréhension de son potentiel et d’un manque d’éducation des professionnels de santé à ce sujet d’une part, et d’autre part en raison d’une utilisation marketing trop importante de ce qui était devenu un « buzz-word ». Les qualités intrinsèques de cette technologie permettent d’imaginer des modèles créatifs et ambitieux de partage des données de santé qui seront peut-être demain à l’origine d’une accélération du développement de nouveaux médicaments. Pour le moment, et en dépit d’initiatives courageuses et intelligentes dans ce sens dont certaines sont déjà commercialisées, aucune solution n’est pleinement fonctionnelle à très grande échelle,  tout reste à construire.


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Par Alexandre Demailly

Pharmacien diplômé de l’Université de Lille, en France, Alexandre a poursuivi ses études en médicoéconomie à l’Université de Paris-Dauphine puis a développé sa connaissance de l’Intelligence Artificielle en Santé à l’Université de Paris.
Passionné par l’innovation en santé et l’entrepreneuriat, Alexandre est actuellement impliqué dans deux biotechs early-stage dans le domaine des maladies neurodégénératives.